May Maydinaute
Messages : 627 Date d'inscription : 09/09/2010
| Sujet: Poésie, exil et traduction : quelles frontières Mer 17 Nov - 20:27 | |
| - Citation :
Avoir affaire au langage poétique, c’est se retrouver, de toutes les façons, sur un territoire d’exil, lieux (au pluriel) démultipliés qui se laissent difficilement appréhender par le découpage du temps, lieux de non-dits, de choses cachées et mises à jour, lieux de mise en forme d’écriture à la lisière du pensable. Ecrire de la poésie, c’est formuler donc une écriture en cohérence avec ce qui ne peut être dit autrement, ce qui n’affiche ni temps, ni espace, ce que certains appellent sans doute, très probablement la folie. Oui, l’écriture poétique s’approche du territoire de la folie avec ses innombrables trous, béances, silences ravageurs, temporalités fixées et disloquées que l’on retrouve sur la page comme expérience de temps forcément différée, forcément autre : la question est de vivre le temps d’ici en étant la somme de temps différentiels et différentiés. Ici, l’expérience démultipliée de temporalités différenciées se traduit dans l’écriture pour dire la différence de ce qui est vécu comme impossibilité de temps.
Le langage poétique est donc cette expérience forte pour se positionner hors du temps, hors des repères, hors des références qui structurent « classiquement » la pensée. J’utilise les guillemets car la pensée assume plusieurs formes, et pas seulement cette forme sociale qu’on veut bien utiliser. Disons que la pensée prend cette forme aussi, mais pas seulement. Dans ce champ de réflexion, la poésie constitue une réflexion sur ce qui doit être, sur ce qui peut être, territoires en lien les uns avec les autres dans le désir d’être une et multiple à la fois. Et, pourtant, la poésie est une des formes pour penser, justement, ce qui ne peut être penser autrement. Ce qui ne peut être pensé que sous la forme poétique.
Dans ce sens, écrire de la poésie est déjà être dans l’exil, un exil qui renvoie à son propre parcours, un exil qui ne se raconte pas, exil fait de silences et de hurlements comme tous les exils, exil qui se conjugue au pluriel pour dire les errances lorsqu’il reste le silence sur la feuille, exil qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories géographiques, historiques, même si l’exil peut et est cela aussi, des repères géographiques, historiques, mentaux, physiques, gustatifs. La poésie est une forme d’exil, source d’inquiétude qui, mise en forme, amène à se poser les questions autrement. C’est le rapprochement avec l’autre, la vie incarnée dans la solitude de l’écriture – solitude nécessaire pour que la pensée fuse, émerge seule et enfin réunie à d’autres, au lever du jour de l’écrivain, dans l’ombre des vers qui ne riment pas, et qui pourtant incarnent une partie de ce qui a été laissé au loin, dans d’autres contrées, d’autres langues, sur d’autres hémisphères, et enfin d’autres climats. Car, c’est bien la question : tout comme la poésie, l’exil est l’affaire de l’autre et de soi qui, par le processus même de l’écriture, s’incarne dans le je qui écrit, dans le jeu de l’écriture, dans la solitude concrète de l’écriture productrice d’un sens du monde, d’une fenêtre ouverte sur ce qui n’avait pas encore de sens, sur ce qui adviendrait des choses du monde.
La poésie tisse ses mailles à partir des idées, expériences, vides, les nœuds, les silences, les vérités et les mensonges dans la lisière de la forêt productrice de sens démultipliés, engagés dans maintes langues, dans maints langages, dans la multiplication des je qui jouent à rimer, à tisser tout ensemble les mailles du texte, tissage textuel qui connote la vie, et la volonté de vivre dans l’émerveillement de demain, dans la chaleur de la source qui puise sa volonté cachée. Voilà pourquoi poésie et exil sont liés, lieux démultipliés d’expériences proches, expériences validées dans le quotidien des choses, rupture nécessaire pour poursuivre cet élargissement de soi au risque de se noyer dans le néant, au risque de perdre ses repères dans ce mouvement qui est aussi traduction, mainte et mainte fois revisitée par rapport à la luminosité des vers, aux rimes qui tanguent l’équilibre du texte, aux rythmes qui tracent la présence du je, au sens lié à la forme du monde autre qu’on pétri de ses mains en qualité de traductrice, d’exilée et de poétesse, tout cela à la fois, pour dire le aujourd’hui passé sous le crible de l’expérience. C’est cet émerveillement de la poésie que l’on trouve dans l’exil (une fois dépassée l’expérience douloureuse), et que l’on trouve dans la traduction, espace de réflexion de soi dans son rapport intime à l’autre, à ce qui est proche, et à ce qui est différent, fruit de deux univers reliés par la prestation de l’écriture poétique, par l’extase provoquée dans les trois cas, poésie, exil et traduction.
Être poétesse, c’est dire tout cela sous forme de texte, c’est passer d’une langue à une autre, une forme à une autre, passerelles d’expression qui forgent le soi et l’autre dans une rupture ardente de ce qui doit être, de ce qui ne peut varier, de ce qui est déjà dans l’affût du hier, du aujourd’hui, et du demain. Il s’agit d’une attitude à construire dans l’embrasement des mots qui jouxtent la paroi toujours fragile de l’être humain, en situation d’observation et de participation dans le monde, en situation de production dans ce même monde. Ecrire de la poésie, c’est aussi écrire du sens, donner du sens au vécu (même si cette évidence est bien souvent postérieure), à ce qui peut être forgé dans la clarté à partir de la prise de conscience que le monde est chaotique, et que l’ordre est pure chimère pour contrôler toutes choses, têtes, sexes, hommes, femmes et enfants éblouis et censurés face à l’immensité de l’être, à ce qu’ils souhaitent dire, à leur lutte pour l’expression.
L’exil, tout comme la poésie, est une prise de conscience de la fragilité des situations, le poids de la charge émotionnelle qui se dénoue dans un rêve vécu éveillée. L’exil est la base de l’écriture poétique, une forme poignante de négation de soi qui va vers l’autre, pour (s’il nous reste la force) revenir vers soi, qui n’est plus soi, mais y revenir quand même de manière plus dense, plus compacte, avec le sentiment que même les choses les plus familières nous seront toujours étrangères, seront toujours lointaines dans leur déchiffrement, leur devenir de choses familières qu’on découvre complètement étrangères. L’exil permet ce genre d’expérience à partir du quotidien.
Contrairement à ce qui transparaît, l’écriture poétique touche à de multiples frontières dans la consécration de ce qui est, de ce qui va, de ce qui nous touche, et qui aiguise nos sens. La poésie est le territoire de la chose perdue, trace retrouvée dans l’auréole jamais dépassée par le temps et l’espace.
Dans ce sens, l’exil en tant qu’expérience du temps trouve son prolongement et sa consécration dans l’écriture. Dans cette convergence de possibles en jeu ici, les expériences temporelle et de l’écriture poétique proposent une construction simultanée et du temps, et de l’exil et de l’écriture, chacun se nourrissant l’un l’autre pour penser ce temps seulement formulable dans la différence du temps scriptural. La poésie équivaut donc à cette possibilité de réfléchir sur une, voire des temporalités impensables, puisque elle(s)-même(s) écriture(s) du temps comme catégorie(s) impensable(s), catégorie(s) productrice(s) de la pensée à partir d’une écriture pour différer, et réorganiser les catégories temps et espace. http://www.poexil.umontreal.ca/textes/rossipoesietraduction.html | |
|