Hypocondriaque, ou réellement malade, et même
gravement ? Régulièrement, la France a la fièvre et gémit : si elle
souffre, c'est la faute aux étrangers. Plus précisément, aux musulmans -
qui, paraît-il, ne s'"intègrent" pas et, pis, menacent l'"identité
nationale".
Mais que signifie ce diagnostic ? Qu'est-ce qu'un musulman
"intégré" ? Un musulman qui parle le français ? C'est le cas de la
majorité, qui le parle fort bien, et bien mieux que le président de la
République. Un musulman qui boit l'apéro ? Il y en a, comme il y a des
Français qui n'en boivent pas. Un musulman qui mange du porc ? Mais bien
des Français préfèrent le poulet ou le poisson. Un musulman monogame ?
Mais quasiment tous le sont, et de nombreux Français sont officieusement
bi- ou trigames, sinon plus...
Arrêtons cet inventaire absurde : l'intégration n'est qu'un
pseudo-concept, ou un concept-prétexte, qui dit autre chose que ce qu'il
semble dire. Et quelque chose que, de nos jours, il n'est pas plaisant,
il est même dangereux d'avouer : le racisme est un délit. Alors, autant
jouer sur les mots, ou avec, et parler d'intégration, ou de
non-intégration : une façon, socialement acceptable et politiquement
correcte, d'exprimer son rejet de l'autre. Son racisme.
Même surdiplômé et "bien sous tous rapports", un musulman reste en
effet un musulman et, si aucune bizarrerie ne révèle cette
"musulmanité", elle est quand même là, en lui, invisible, certes, mais
capable, on ne sait jamais, de se manifester : quand on s'appelle Mustapha Kessous, un journaliste du
Monde, on n'est pas vraiment "intégré". Ni "intégrable". Et même si l'on sort de Sciences Po, on a du mal à se faire embaucher.
Reprocher aux musulmans de n'être pas, ou pas assez, intégrés n'a qu'un
sens : c'est leur reprocher d'être ce qu'ils sont. Et d'être de trop
chez nous. Le rejet des musulmans n'est qu'une variante, la variante
actuelle, d'une constante nationale : le rejet de l'étranger, que
Montaigne, il y a plus de quatre siècles, dénonçait déjà.
Un étranger qu'ont représenté les Noirs - longtemps interdits de séjour en "douce France", les Russes (
"Grattez le Russe, vous trouvez le Tatar",
fait dire Dostoïevski aux Français), les Polonais, auxquels les Lillois
et autres "nordiques" reprochaient de n'être pas de "vrais"
catholiques, les juifs, expédiés à Auschwitz, les musulmans, confinés
dans des cités poubelles : tout au long de leur histoire, les Français,
comme bien d'autres peuples, évidemment, se sont inventé des boucs
émissaires qu'ils accusaient de tous les maux et badigeonnaient de leurs
fantasmes.
Parmi ces fantasmes : cette "menace" que les musulmans, assure-t-on,
font peser sur "nos valeurs". Mais là encore, lesquelles ? On est ici en
plein déni. Et en pleine projection.
Déni : "Liberté, Egalité, Fraternité" ne sont jamais descendues du
frontispice des mairies et moins que jamais elles n'informent ni ne
structurent les réalités de la société française. La liberté reste celle
du renard dans le poulailler, l'écart ne cesse de croître entre riches
et pauvres, de plus en plus de citoyens perdent logement et travail, les
classes moyennes ne cessent de s'appauvrir et l'école n'a qu'une
fonction : dégager une élite, en laissant en friche des centaines de
milliers de potentialités.
La laïcité bat de l'aile : un curé est mieux placé qu'un instituteur,
déclare le président de la République, pour former la conscience des
enfants, et la fraternité n'a jamais été qu'un beau rêve. Nos valeurs
menacées par les musulmans ? Mais nous sommes les premiers à les bafouer
!
Quant au non-respect des femmes, qu'on leur reproche souvent par
projection inconsciente, c'est d'abord notre société qu'il convient
d'accuser. Une société toujours très patriarcale, profondément
conservatrice et machiste, qui tient la majorité des femmes à la lisière
des postes de direction et de représentation.
Pis, une société incapable de les protéger : chaque jour, 200 femmes
sont violées (654 000 en 2010, soit 25 % de plus qu'en 2009), tous les
deux jours et demi, une femme meurt d'avoir été battue. Plutôt que de le
reconnaître et, surtout, de mettre en oeuvre une politique qui protège
la vie - le droit à la vie - et l'intégrité de la moitié de la
population française, on part en guerre contre la burqa !
S'indigner, comme le demande Stéphane Hessel ? Sans doute. Et dénoncer. Et s'insurger. Mais, dans l'aboulie générale qui caractérise cette société, où,
"à droite comme à gauche, l'enjeu est de servir les droits acquis plutôt que de développer ceux de demain",
il est peu probable que se dissipent bientôt les fantasmes à travers
lesquels on perçoit les musulmans et à cause desquels on s'interdit de
comprendre à quel point la plupart d'entre eux sont parfaitement
intégrés dans la société française.
Maurice T. Maschino, journaliste-écrivain Article paru dans l'édition du 11.01.11
| 10.01.11 | 13h37 • Mis à jour le 10.01.11 | 13h37